La proclamation de l’indépendance de la république de l’Azawad par le MNLA, organisation politico-militaire essentiellement composée de Touareg, replace d’éclatante façon la problématique identitaire au centre des préoccupations internationales. Cette évidence semble pourtant difficile à accepter pour certains analystes. Ainsi, dans une tribune publiée le 29 mars par Le Monde.fr, Serge Michailof, chercheur à l’IRIS, professeur à Sciences-Po et consultant pour la Banque mondiale, évoque la nécessité de “la restauration de l’Etat de droit au Mali”, laquelle passerait par des “programmes de développements de grande ampleur”, en sus d’une “nécessaire réponse militaire”.

Outre que l’on peut s’interroger sur l’emploi du terme “restauration” pour qualifier le futur de l’Etat de droit au Mali (ce qui laisse accroire qu’il y exista jamais), cette contribution illustre à la perfection un certain paradigme analytique occidental : “Etat de droit” – si possible sur le modèle démocratique représentatif parlementaire – et “développement” constitueraient les deux solutions conjointes à tout type de conflit pouvant opposer des groupes humains. Cette grille d’analyse néglige les discours que produisent les acteurs locaux de ces crises et choisit a priori d’écarter le paramètre identitaire comme clef possible de leur compréhension et de leur résolution.

Les revendications identitaires mêlant souvent des notions d’histoire ancienne et contemporaine, des questions linguistiques parfois méconnues, des récriminations religieuses complexes ainsi que des ambitions géographiques parfois floues, il peut paraître tentant de les ignorer pour l’analyste pressé. Or, comment évoquer la situation actuelle de la zone saharienne sans rappeler la prise de Tombouctou par les Touareg en 1433 ou la tentative d’union politique de tous les Touareg par Kawcen avant son exécution par la France en 1919 ? Comment seulement envisager oublier le contenu de la lettre envoyée en 1960 au général de Gaulle par des notables touareg réunis à Kidal : “Puisque vous quittez le pays touareg, rendez nous notre bien tel que vous nous l’avez arraché […] Nous ne voulons pas que les Noirs ni les Arabes nous dirigent […] Puisque l’indépendance s’annonce et que vous la donnez, alors nous les Touaregs nous voulons nous diriger nous-mêmes” ?

Comment ne pas prêter attention au fait qu’avant l’effondrement de l’Etat malien, il y a quelques semaines, les gouverneurs des trois provinces du septentrion appartenaient tous à l’ethnie majoritaire au sud du Mali, les Bambara ? Ne s’intéresser qu’aux caractéristiques passagères d’un Etat (“démocratique” ou non, “développé” ou pas) empêche d’en percevoir les constantes sur la longue durée. Les changements de nature, civile ou militaire, du régime en place à Bamako n’ont jamais influé sur sa façon de traiter avec “ses” Touareg : le civil Modibo Keïta puis le militaire Moussa Traoré ont tous deux opté pour la manière forte (voire pour ce que d’aucuns qualifieraient de politique génocidaire). Et c’est à partir de 1991, en plein “bourgeonnement démocratique” au Mali, que se forment des milices racistes, soutenues par les services de sécurité, qui se livrent à des pogroms “anti-rouges” (Touareg et Maures).

Par-delà le cas de l’Azawad, les exemples peuvent être multipliés à l’infini. Au Pakistan, les indépendantistes baloutches n’ont guère eu l’occasion d’apprécier les périodes d’ “Etat de droit” ni les “programmes de développement” dont a pu bénéficier le Baloutchistan, riche en matières premières. A l’inverse, la répression dont ils furent victimes sous la dictature militaire du maréchal Muhammad Ayub Khan empira notablement après l’arrivée au pouvoir du civil Zulfikar Ali Bhutto, adulé par nombre de “progressistes” occidentaux. La dernière vague de violences séparatistes au Baloutchistan pakistanais a fait, depuis 2004, plus de 8 000 victimes. Le bilan s’est nettement aggravé depuis qu’en 2008 le général Musharraf, venu au pouvoir par un coup d’Etat, a cédé sa place de président de la République à Asif Ali Zardari, désigné par les urnes (et gendre du défunt M. Bhutto). La réalité, indépendante de toute philosophie politique, est que de nombreux Baloutches se sentent colonisés par les Pandjabis, la plus importante composante démographique du Pakistan.

Si l’on peut se réjouir de l’ouverture progressive du champ politique birman par la junte militaire au pouvoir depuis 1988, rien ne prouve qu’un gouvernement représentatif conduisant une politique économique raisonnable parvienne à régler les dizaines de conflits opposant l’Etat central birman aux différents peuples non-birmans qui représentent tout de même 32% de sa population. Pendant le “printemps de Rangoon”, leur répression continue : des milliers de Kachin ont été expulsé de leurs villages ces derniers jours. Kachin, Karen, Shan… nombreux sont les mouvements politiques, armés ou non, à remettre en cause leur allégeance à l’Etat birman. La démocratie, qui se traduit souvent dans les faits par le gouvernement de la majorité ethnico-religieuse, ne risque-t-il pas d’aggraver encore davantage le triste sort des Rohingya, ces Musulmans du sud de la Birmanie, qui fuient en masse vers le Bangladesh voisin pour échapper aux persécutions des Bouddhistes birmans (conduites par des moines, pourtant aux avant-postes des manifestations pro-démocratie) ?

Le Tibet actuel, arrimé à l’extraordinaire croissance économique chinoise, connait une prospérité inédite. Cependant, l’infatigable mouvement de protestation tibétain persiste à revendiquer le reflux de l’influence chinoise et le retour du Dalaï Lama, sous l’autorité duquel le Tibet n’était pourtant ni un Etat de droit, ni un pays développé. Quel meilleur exemple de la prégnance du sentiment identitaire (en ce cas, à la fois ethnique, linguistique et religieux) par delà les contingences juridiques ou économiques ?

Partout dans les anciens empires coloniaux européens, des tensions basées sur l’identité linguistique et ethnoculturelle menacent de rendre caduc l’ordre postcolonial des années 1960. Obnubilés par l’islamisme, les Occidentaux perçoivent mal l’actuelle implosion de l’Etat libyen que provoque le retour aux identités séculaires mises sous le boisseau par le centralisme kadhafiste : Toubous et Touaregs du désert, Amazighs d’Adrar n Infusen et d’Aït-Wilul, adeptes de la confrérie Senusiya de Cyrénaïque…tous s’autonomisent, malgré leur religion commune.

De même, en Turquie, alors qu’il y a encore quelques années de nombreux “experts” européens prédisaient la dissolution prochaine du nationalisme kurde dans l’islamisme “moderniste, démocrate et modéré” de l’AKP de M. Erdogan, la reprise régulière des affrontements entre Kurdes et forces de sécurité turques montre la ténacité du sentiment identitaire kurde.

De l’Est de l’Inde au delta du Niger, mille peuples oubliés et marginalisés tentent de redevenir maîtres de leurs destinées historiques. Même au Maroc, royaume “ami” érigé en modèle de stabilité par la France officielle, on a récemment vu des drapeaux de l’éphémère République du Rif de 1921-1925 brandis par de jeunes manifestants dans la région d’Al Hoceima.

Le nécessaire recours au facteur identitaire dans la compréhension des événements contemporains ne doit pas se limiter aux pays pudiquement appelés “du Sud”. Au contraire, elle éclaire de nombreuses dynamiques européennes.

Comment appréhender les complexes rapports russo-ukrainiens (ou même entre Ukrainiens ukrainophones et Ukrainiens russophones) sans se rappeler que Kiev est la matrice de la civilisation russe, que, sur ordre de Moscou, fut perpétré l’Holodomor, le génocide ukrainien (trois millions de morts entre 1931 et 1933) et que Stepan Bandera, chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens pendant la Seconde guerre mondiale, reste un héros pour certains Ukrainiens (à l’Ouest du pays), tandis qu’il n’est qu’un collaborateur des Allemands pour d’autres (à l’Est) ? Un peu plus loin, en Moldavie voisine, rien ne sert d’analyser l’actuelle crise politique sans garder à l’esprit que, depuis la session de la Bessarabie au tsar en 1812, la longue durée politique y est structurée par un affrontement pour le contrôle des institutions entre la majorité roumanophone et la minorité russophone.

Cette grille de lecture reste parfaitement opérante pour déchiffrer la politique intérieure de nombreux pays de l’Union européenne elle-même, prouvant l’inanité de la croyance qui voudrait que “démocratie” et “développement” fassent disparaître par magie le facteur identitaire. Le récent référendum estonien a prouvé le gouffre persistant entre majorité balte et minorité russophone dans cet Etat membre de la zone euro. En Lituanie, le cas des 8% de citoyens de langue polonaise provoque des tensions diplomatiques avec la Pologne, tandis qu’en Roumanie, les revendications des 6% de Magyars agitent toujours le débat public. Il ne sera d’aucune utilité de rappeler, plus près de nous, la déstabilisation des institutions belges sous la pression du sentiment identitaire flamand, ni les tensions que provoquent à Madrid les velléités souverainistes basques et catalanes, ni encore les succès des nationalistes écossais qui gouvernent à Edimbourg.

Enfin, même en France, vieil Etat centralisé et pétri de jacobinisme, un évènement récent indique que la question ethnolinguistique peut parfois perturber le débat public : la dernière visite de Nicolas Sarkozy à Bayonne fit les gros titres des journaux, car le Président y fut fortement chahuté. Quasiment personne ne prit la peine de noter que, parmi les différents groupes qui troublèrent le déplacement présidentiel, le plus actif était celui des partisans de la création d’un département basque, distinct des Pyrénées-Atlantiques. Cette revendication populaire ancienne, portée par des hommes politiques locaux (maires, conseillers régionaux, députés), ne rencontre aucun écho dans la France estampillée “Etat de droit, démocratique et développé”. Il en va de même du rattachement du pays nantais à la région Bretagne : une vieille aspiration, qui rencontre un assez large consensus local, reste complètement ignorée des institutions étatiques. Il est douteux que, pour faire taire les manifestants basques, l’annonce de ” programmes de développement de grande ampleur” soit suffisante. Les Etats qui persistent à nier la diversité ethnique et culturelle de leurs peuples et à dénier à ceux-ci les moyens de s’autogérer accélèrent leur propre implosion et, partant, leur sortie de l’Histoire.

Yidir Plantade