Il y a cinquante ans disparaissait Frantz Fanon, héraut de l’anticolonialisme. L’essayiste Achille Mbembe, qui préface la réédition de ses “Oeuvres” (La Découverte), évoque cette grande figure.
Le Point : Vous avez donné à votre dernier essai, Sortir de la grande nuit (La Découverte), un titre extrait d’une citation de Fanon. Une façon de dire son actualité ?

Achille Mbembe : Une façon de reprendre, pour notre compte, certaines des questions qu’il ne cessa de poser en son temps. S’il y a chez Fanon quelque chose qui ne vieillira jamais, c’est bien la possibilité, pour chaque sujet humain et pour chaque peuple, de se mettre debout, d’écrire par son travail, dans sa langue, avec son corps, sa part de l’histoire de ce monde que nous avons tous en commun. Pour Fanon, cette quête irrépressible et implacable de la liberté engageait le sujet et le peuple en question dans un formidable travail sur soi et dans une lutte à mort, sans réserve, contre le colonialisme, tâche qu’ils ne pouvaient déléguer à d’autres. En donnant ce titre à mon dernier essai, je voulais donc faire signe à ce versant radical de sa pensée, au devoir de soulèvement, voire d’insurrection, qui y apparaît comme une injonction et dont on voit, ici et là, des manifestations en ce moment précis de notre monde.

L’œuvre de Fanon était-elle présente au Cameroun, où vous avez grandi, et en France, où vous avez étudié l’histoire et la politique, au cours du dernier quart du XXe siècle ?

Au Cameroun, on nous faisait lire tous les autres – Senghor, Césaire, Cheikh Hamidou Kane, Molière, Balzac ou Sartre -, mais pas Fanon. Dans le système universitaire français des années 1980, Fanon était, comme beaucoup d’autres penseurs nègres, un “intouchable”. L’époque était à l’anti-tiers-mondisme. Pascal Bruckner venait de publier son Sanglot de l’homme blanc, un ouvrage dans lequel il s’acharne sur un Fanon imaginaire – celui des caricatures que n’ont cessé de colporter tous ceux qui ne l’ont jamais lu et qui ne peuvent parler de lui que dans les termes d’un apostolat bien singulier, celui de la violence. Cela dit, de ma première rencontre avec Fanon, je retins surtout le nom : ce nom étincelant semblait porter en lui non seulement le poids de tout un monde, mais surtout une part d’éclair, la part de la foudre et du feu qui viennent déchirer la nuit.

Fanon est un Martiniquais qui s’engage dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale ; puis aux côtés des Algériens au tout début de la lutte pour l’indépendance. Comment expliquer cet itinéraire singulier ?

Ce n’était guère prémédité. C’est la rencontre avec la guerre, le racisme et la violence coloniale qui arracha Fanon à ses origines et le lança en quête d’un autre type de fraternité. La violence dont il fut le témoin vivant et dont il s’efforça de prendre médicalement en charge les conséquences traumatiques se manifesta en particulier sous la forme de la torture systématique qu’utilisait l’armée française à l’encontre des résistants algériens. La France, sous le drapeau de laquelle il avait failli perdre la vie lors du combat contre le nazisme, s’était mise à en répéter les méthodes au cours d’une guerre sauvage et sans nom contre un autre peuple à qui elle déniait le droit à l’existence et à l’autodétermination.

Pourquoi a-t-il choisi la “révolution africaine” plutôt que de se battre pour l’indépendance de sa Martinique natale ?

Martiniquais, français, algérien, africain, il était tout cela à la fois , il se pensait surtout comme un homme dans le monde. Par la force des circonstances, c’est en Algérie et dans le reste de l’Afrique – et non en Martinique – qu’était en train de se dénouer, à l’époque, le nœud gordien qu’aura été le colonialisme moderne. Liant son sort à celui de tous “les damnés de la terre”, Fanon choisit de contribuer à trancher ce nœud en faveur des peuples opprimés dans les lieux mêmes où sa vie l’avait conduit, c’est-à-dire en terre africaine. Mais il avait vécu ce “réenracinement” comme en mémoire de toute l’humanité, et en particulier de celle qui souffre.

On a accusé Fanon de prôner la violence dans Les damnés de la terre…

Fanon considérait que toute situation coloniale était d’abord une situation de violence. Il pensait que l’on ne pouvait en assurer la destruction que par le biais d’une violence plus forte et plus manifeste, c’est ce qu’il appelait la “praxis absolue”. On ne comprend rien à la teneur du discours fanonien sur la violence libératrice si on fait fi d’un meurtre premier auquel le colonisé est condamné à répondre. Fanon adresse une sommation à un peuple pris en tenaille par l’histoire et placé dans une position intenable de laquelle il doit s’extraire s’il veut vivre une vie humaine signifiante.

Le grand danger qui menace l’Afrique, a-t-il écrit, est “l’absence d’idéologie”. Le marxisme a pourtant fait des émules après les indépendances… Sur ce point comme sur d’autres, peut-on dire que Fanon s’est trompé ? Son “tiers-mondisme” a-t-il vieilli ?

Les questions qu’affronte Fanon sortent tout droit de la pratique de la lutte anticoloniale. Comment liquider le colonialisme en tant que système de domination politique et économique d’un peuple par un autre, et les dispositifs psychiques et mentaux qui en constituent les armatures ? À quelles conditions l’Afrique pourrait-elle devenir sa force propre, son propre centre, dans un monde multipolaire où les peuples anciennement colonisés se forgent leurs modèles propres et proposent à l’humanité des formes neuves de solidarité ? Quelles formes de la lutte sont susceptibles d’ouvrir le futur à tous ? Et, si savoir il a proposé, il s’agissait d’un savoir situé, limité, parce que tiré d’une expérience particulière, et partisan. Fanon ne visait pas la neutralité. Il s’agissait d’accompagner la lutte et, là où cela était possible, de soigner et de guérir ceux que le colonialisme avait décérébrés ou rendus malades et, souvent, fous. Un tel projet ne veut peut-être pas dire grand-chose en France, là où, pour les besoins de la polémique, sa pensée est réduite au “tiers-mondisme”. Mais, pour ceux d’entre nous qui suivent la marche actuelle de notre monde à partir de ses marges, il constitue encore une source vive d’inspiration.

En France, il a d’ailleurs été presque ignoré jusqu’à la parution du portrait d’Alice Cherki en 2000…

Après sa défaite en Algérie et la perte de son empire colonial, la France officielle s’est intellectuellement recroquevillée sur l’Hexagone. Elle est rentrée dans une sorte d’hiver culturel alors même que sa société ne cessait de se pluraliser et que les générations issues de l’esclavage et de la colonisation ne cessaient de revendiquer une part de l’histoire nationale. Au cours du dernier quart du XXe siècle, elle a donc, pour l’essentiel, raté les nouveaux voyages de la pensée portés en particulier par les courants postcoloniaux et la critique de la race. C’est ce qui explique, en très grande partie, le refus français de considérer Fanon comme l’un des siens. Qu’ayant combattu sous son drapeau contre le nazisme, ce dernier se soit “retourné” contre la France durant la “guerre de Sécession” que fut la guerre en Algérie fut sans doute considéré comme une trahison dans l’esprit de beaucoup. Mais voilà, le “traître” ou encore “l’hérétique est de retour…

Fanon est devenu, un peu partout dans le monde, un auteur iconique. David Macey lui a consacré une biographie magistrale. En quoi est-il universel ?

On observe en effet un formidable renouveau de l’intérêt porté à sa pensée. Il existe désormais une “bibliothèque Fanon”, une critique vivante et dynamique qui s’en inspire et traverse presque toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Cette critique n’est pas vivante seulement en Afrique et aux États-Unis, mais aussi dans les Caraïbes anglophones, en Asie, en Amérique latine. Des mouvements sociaux en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine et aux États-Unis s’inspirent de ses thèses sur le pouvoir des “masses”, les vertus du “spontanéisme” à l’ère digitale, la “bourgeoisie” et sa propension à la prédation. Dans les domaines de la psychiatrie, des expériences neuves ont cours, qui s’efforcent de lier la cure psychique et l’engagement pour la justice sociale et raciale, notamment dans les contextes de migration. Fanon a su se faire le témoin des espérances humaines intarissables, celles-là mêmes dont on peut dire qu’elles sont partagées par tous les êtres humains. Auteur d’une parole inouïe qu’il savait exprimer dans une langue directe, il fut un ouvreur d’imaginaire. Voilà pourquoi il continue de parler, au-delà du temps qui le vit naître, à tous ceux qui acceptent de lui ouvrir leurs portes.

source : lepoint.fr
Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée

“OEuvres”, de Frantz Fanon. Préface d’Achille Mbembe (La Découverte, 800 p., 25 euros).

“Frantz Fanon. Une vie”, de David Macey. Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet (La Découverte, 550 p., 29 euros). http : //frantzfanon-foundation-fondationfrantzfanon.com/

Frantz Fanon, une vie

1925 Le 20 juillet, naissance à Fort-de-France, Martinique.

1943 S’engage dans les Forces françaises libres. Combat en Afrique du Nord. Croix de guerre.

1946 Etudes de médecine et de philosophie en France.

1952 ” Peau noire, masques blancs ” (Seuil).

1953 Médecin à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, Algérie. S’engage dans la résistance nationaliste.

1956 ” Racisme et culture “, conférence au Premier congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, Sorbonne.

1957 Expulsé d’Algérie, rejoint le FLN à Tunis.

1959 ” L’an V de la révolution algérienne ” (Maspero).

1961 Atteint d’une leucémie, il meurt le 6 décembre à Washington, où il était venu se soigner. Il est enterré, à sa demande, en Algérie. ” Les damnés de la terre “, préfacé par Jean-Paul Sartre, est publié chez Maspero quelques jours avant sa mort. Le livre est saisi dès sa diffusion pour ” atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat “. Trois ans plus tard, son éditeur réunit ses textes politiques dans ” Pour la révolution africaine “.

Achille Mbembe

Né au Cameroun en 1957, Achille Mbembe enseigne l’histoire et les sciences politiques en Afrique du Sud, où il réside, et aux Etats-Unis. Après son essai majeur ” De la postcolonie ” (Khartala, 2000), il a publié ” Sortir de la grande nuit ” (La Découverte, 2010).

Le Point.fr – Publié le 05/12/2011